
Marie-Avril Roux SteinkĂŒhler
đ«đ· Le droit dâauteur français Ă lâĂ©preuve de la libertĂ© dâexpression: Jeff Koons et la contrefaçon
DerniĂšre mise Ă jour : 8 juin 2021
Par principe, le juge français se doit dĂ©sormais de mettre en balance les intĂ©rĂȘts de lâauteur de lâĆuvre initiale et ceux du tiers qui sâapproprie ladite Ćuvre. Que les auteurs soient toutefois rassurĂ©s, ce mĂ©canisme nâĆuvre pas nĂ©cessairement en faveur de la libertĂ© dâexpression, bien au contraireâŠ

ConformĂ©ment aux instructions donnĂ©es par la Cour EuropĂ©enne des Droits de lâHomme le 10 janvier 2013 dans lâaffaire « Ashby Donald et autres c. France [1]» â le juge français est dĂ©sormais tenu dâapprĂ©cier les restrictions apportĂ©es Ă la libertĂ© dâexpression par le droit dÂŽauteur Ă lâaune de la nĂ©cessitĂ© de celles-ci « dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique », tel que le prescrit lâarticle 10 de la Convention EuropĂ©enne des Droits de lâHomme.
Câest dâailleurs pour imposer ce raisonnement que la Cour de cassation, dans un arrĂȘt « Peter Klasen c/ Alix Malka [2]» du 15 mai 2015, est venue censurer une dĂ©cision de cour dâappel, au motif que cette derniĂšre sâĂ©tait contentĂ©e de passer en revue les exceptions lĂ©gales au monopole dâexploitation de lâauteur sur son Ćuvre au lieu dâopĂ©rer une vĂ©ritable mise en balance des droits fondamentaux en prĂ©sence au regard dâĂ©lĂ©ments factuels. Si certains y ont vu lâavĂšnement dâun « systĂšme ouvert » dans lequel « la libertĂ© dâexpression et de crĂ©ation dĂ©borde du cadre Ă©troit » [3] du droit dâauteur, beaucoup ont considĂ©rĂ© que la Cour de Cassation avait « ouvert la boĂźte de pandore des libertĂ©s fondamentales en droit dâauteur »[4].
Pour autant, cette nouvelle tendance rencontre des rĂ©sistances chez les juges du fond, qui ne paraissent pas prĂȘts Ă abandonner leur penchant traditionnel particuliĂšrement protecteur de lâauteur. Le jugement rendu le 09 mars 2017 [5] par le Tribunal de grande instance de Paris (« TGI ») qui vient condamner Jeff Koons aprĂšs que ce dernier se soit appropriĂ© lâĆuvre dâun artiste français, en est la parfaite illustration.
En lâespĂšce, le cĂ©lĂ©brissime artiste amĂ©ricain Jeff Koons avait Ă©tĂ© accusĂ© par la veuve du photographe Jean-François Bauret dâavoir plagiĂ© lÂŽĆuvre « Enfants » de celui-ci dans une statue « Naked » rĂ©alisĂ©e en 1988. Un exemplaire de celle-ci devait ĂȘtre exposĂ© Ă Beaubourg dans le cadre dâune rĂ©trospective des Ćuvres de Jeff Koons en 2014.
La requĂ©rante demandait donc la condamnation in solidum de la sociĂ©tĂ© JEFF KOONS, dont lâartiste est lui-mĂȘme le gĂ©rant, et du centre Pompidou.
La photographie de 1970, inconnue du grand public mais Ă©ditĂ©e sous forme de carte postale en 1975, met en scĂšne deux jeunes enfants nus, un petit garçon et une petite fille, se tenant la main, symbole dâinnocence et de puretĂ©. Par opposition, la statue reprĂ©sente dans un style kitch, propre Ă Jeff Koons, deux enfants nus, dont lâun tient un pistil « de forme phallique ».
MalgrĂ© cet ajout, la ressemblance est flagrante et le juge vient rappeler que la libertĂ© d'expression, quand bien mĂȘme elle serait au service de lâart, ne saurait justifier de maniĂšre systĂ©matique les restrictions apportĂ©es au monopole du titulaire des droits d'auteur (I). Quant Ă lâapplication de la mise en balance des intĂ©rĂȘts en prĂ©sence par le juge, elle sâeffectue ici au dĂ©triment de lâart appropriationiste, courant artistique en pleine expansion et dont Jeff Koons est le chef de file (II).
I. Jeff Koons face aux limites de sa propre libertĂ© dâexpression
Dans notre dĂ©cision, le juge Ă©tablit la contrefaçon en relevant notamment que les dĂ©fendeurs nâont mĂȘme pas contestĂ© que Jeff Koons sâĂ©tait directement inspirĂ© de la photographie, puis il Ă©carte successivement comme suit lâargument de la parodie et celui de la libertĂ© dâexpression.
Sâagissant de lâexception de parodie, le juge lâapprĂ©cie au regard de la jurisprudence Deckmyn [6] de la CJUE et considĂšre quâen lâespĂšce lâartiste nâavait jamais, avant lâaffaire, Ă©voquĂ© le lien avec lâĆuvre du photographe. Il relĂšve par ailleurs que lâĆuvre prĂ©tendument parodiĂ©e Ă©tait inconnue du grand public et en conclut quâil lui est impossible de retenir ladite exception.
Quant au raisonnement poursuivi par le juge pour Ă©carter le moyen fondĂ© sur la libertĂ© dâexpression prĂ©vue Ă lâarticle 10 de la Convention EuropĂ©enne des Droits de lâHomme, il est particuliĂšrement intĂ©ressant.
Dans un premier temps, le juge qualifie lâĆuvre de composite, qualification sur laquelle repose lâargumentaire des dĂ©fendeurs qui invoquent la libertĂ© dâexpression de Jeff Koons en soulignant quâil a pu « de maniĂšre licite Ă des fins crĂ©atives sâapproprier les composantes de la photographie pour la transformer en une Ćuvre nouvelle et indĂ©pendante â Nakedâ et donner un sens nouveau aux enfants ». De mĂȘme, les citations des jurisprudences dites Malka [7] et Ashby [8] Ă©voquĂ©es prĂ©cĂ©demment, ainsi que les mentions relatives Ă la doctrine amĂ©ricaine de « fair use » ou encore au courant dâart appropriationiste viennent Ă©toffer cet argumentaire.
Puis, dans un second temps, le tribunal, tout en reconnaissant les pratiques de Jeff Koons qui a depuis longtemps pour habitude dâutiliser des objets « ready made », dans la lignĂ©e de Marcel Duchamp, refuse en lâespĂšce de lui accorder le bĂ©nĂ©fice de la libertĂ© d'expression.
Afin de justifier son refus, le juge relĂšve notamment que « lâartiste a choisi de reprendre intĂ©gralement les enfants de la photographie sans rĂ©fĂ©rence explicite au portrait qui nâest pas familier du public » et « sans expliquer pourquoi il nâa pas pu faire autrement », faisant ainsi « lâĂ©conomie d'un travail crĂ©atif ce qui ne pouvait se faire sans l'autorisation de l'auteur ».
DĂšs lors, la libertĂ© dâexpression des artistes appropriationistes apparaĂźt extrĂȘmement fragile.
II. Lâart appropriationiste en danger ?
Ă lâinstar de lâarrĂȘt Malka prĂ©citĂ©, le juge met ici en application le mĂ©canisme dit de « la balance des intĂ©rĂȘts en prĂ©sence » pour dĂ©terminer qui du droit dâauteur relatif Ă lâexploitation de la photographie de Jean-François Dauret ou de la libertĂ© dâexpression artistique de Jeff Koons doit prĂ©valoir.
Or, pour faire pencher la balance en faveur de la libertĂ© dâexpression, les dĂ©fendeurs invoquent notamment lâart appropriationiste, courant artistique nĂ© avec les « ready made » de Duchamp. Ayant atteint son paroxysme dans les annĂ©es 1980 aux Etats-Unis, ce mouvement est caractĂ©risĂ© par lâutilisation dâobjets, dâimages, voire dâĆuvres dÂŽart dĂ©jĂ existants. [9]
Le TGI ne nie dâailleurs pas lâappartenance de lâartiste Ă ce mouvement, pas plus quâil ne dĂ©nigre son art, qui « sâinspire notoirement depuis 35 ans d'images ou d'objets existants notamment dans la culture de masse amĂ©ricaine ».
Cependant, le juge nâest pas dupe du stratagĂšme qui consisterait à protĂ©ger toute Ćuvre au nom de la libertĂ© dâexpression par le biais de la notion dâappropriationisme. La notion de contrefaçon deviendrait alors une coquille vide.
Le juge relĂšve donc que « la connaissance par le public de lâĆuvre appropriĂ©e est dĂ©terminante de lâeffet produit sur les spectateurs et nĂ©cessaire Ă la perception du message de lâartiste pour provoquer la rĂ©flexion du spectateur ».
Lâargument est logique : Jeff Koons, en utilisant un portrait qui devait incarner la puretĂ© et lâinnocence pour en faire un couple dâenfants incarnant « l'idĂ©e de libĂ©ration et lâhumanitĂ© du sentiment de culpabilitĂ©, de pĂ©chĂ© et de honte », Ă©volue bien dans la sphĂšre de lâart appropriationiste que lâĂ©volution jurisprudentielle Ă©voquĂ©e en introduction tend Ă accompagner. NĂ©anmoins, dans la mesure oĂč le public ne connaĂźt pas lâĆuvre originale et que lâartiste nâa rien fait pour associer « Naked » Ă celle-ci dans son esprit, Jeff Koons ne saurait prĂ©tendre que son Ćuvre dĂ©rivĂ©e doit ĂȘtre interprĂ©tĂ©e au regard de lâĆuvre originale et que dĂšs lors, lâutilisation de celle-ci Ă©tait nĂ©cessaire Ă la rĂ©alisation de lâĆuvre dĂ©rivĂ©e.
Le TGI en dĂ©duit quâen lâespĂšce câest donc un intĂ©rĂȘt personnel qui a guidĂ© Jeff Koons, lui permettant de faire lâĂ©conomie dâun travail crĂ©atif.
Et de conclure « Ă dĂ©faut de justifier de la nĂ©cessitĂ© de recourir Ă cette reprĂ©sentation dâun couple d'enfants pour son discours artistique sans autorisation de lâauteur, la mise en Ćuvre du droit d'auteur des demandeurs ne constitue pas une atteinte disproportionnĂ©e Ă la libertĂ© dâexpression ».
Il convient cependant de tempérer la solution retenue par le Tribunal de grande instance de Paris quant aux effets de la jurisprudence Malka.
La sanction de la contrefaçon reste certes le principe et il appartient au contrefaisant dâexposer en quoi lâutilisation et la transformation de lâĆuvre originale sont nĂ©cessaires Ă la rĂ©alisation et Ă lâinterprĂ©tation de lâĆuvre dĂ©rivĂ©e pour pouvoir invoquer sa libertĂ© d'expression.
Lâart appropriationiste ne sâen trouve pas irrĂ©mĂ©diablement condamnĂ© pour autant. En effet, une Ă©volution notable en faveur des nouveaux usages dits transformatifs, catĂ©gorie dont les Ćuvres appropriationistes font partie, sâest produite au cours de ces derniers mois.
En tout Ă©tat de cause, la sociĂ©tĂ© JEFF KOONS LLC et le Centre Pompidou ont Ă©tĂ© condamnĂ©s in solidum Ă verser 42.000 euros aux ayants droits au titre du prĂ©judice subi. Reste que « lâĂ©conomie de travail crĂ©atif » est rentable, lâun des exemplaires de la statue ayant Ă©tĂ© vendu en 2008 pour la modique somme de 8 millions de dollarsâŠ
[1] ArrĂȘt de la CEDH, 10 janvier 2013, RequĂȘte no 36769/08, Ashby Donald et autres c. France â visa de lâarticle 10 de la Convention europĂ©enne des droits de lâHomme
[2] ArrĂȘt de la Cour de cassation, chambre civile 1, 15 mai 2015, pourvoi n° 13-27391, Peter Klasen c/ Alix Malka
[4]Christophe Caron, « Droit dâauteur versus libertĂ© dâexpression : exigence dâun âjuste Ă©quilibreâ  », Communication Commerce Electronique 2015. Comm. 55
[5] Jugement du TGI de Paris, 3Úme chambre 4Úme section, 09 mars 2017, n° RG : 15/01086
[6] ArrĂȘt de la CJUE, gde ch., 3 sept. 2014, aff. C-201/13, John Deckmyn et Vrijheidsfonds VZW c/ Helena Vandersteen et a. : JurisData n° 2014-022523
[7] ArrĂȘt de la Cour de cassation, chambre civile 1, 15 mai 2015, pourvoi n° 13-27391, Peter Klasen c/ Alix Malka
[8] ArrĂȘt de la CEDH, 10 janvier 2013, RequĂȘte no 36769/08, Ashby Donald et autres c. France
[9] Wikipédia, Appropriation (art), https://en.wikipedia.org/wiki/Appropriation_(art)
Auteures : Marie-Avril Roux & Marion-Béatrice Venencie-Nolte (Avocat au Barreau de Paris
Docteur en droits français et allemand)