Par principe, le juge français se doit désormais de mettre en balance les intérêts de l’auteur de l’œuvre initiale et ceux du tiers qui s’approprie ladite œuvre. Que les auteurs soient toutefois rassurés, ce mécanisme n’œuvre pas nécessairement en faveur de la liberté d’expression, bien au contraire…
Conformément aux instructions données par la Cour Européenne des Droits de l’Homme le 10 janvier 2013 dans l’affaire « Ashby Donald et autres c. France [1]» – le juge français est désormais tenu d’apprécier les restrictions apportées à la liberté d’expression par le droit d´auteur à l’aune de la nécessité de celles-ci « dans une société démocratique », tel que le prescrit l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
C’est d’ailleurs pour imposer ce raisonnement que la Cour de cassation, dans un arrêt « Peter Klasen c/ Alix Malka [2]» du 15 mai 2015, est venue censurer une décision de cour d’appel, au motif que cette dernière s’était contentée de passer en revue les exceptions légales au monopole d’exploitation de l’auteur sur son œuvre au lieu d’opérer une véritable mise en balance des droits fondamentaux en présence au regard d’éléments factuels. Si certains y ont vu l’avènement d’un « système ouvert » dans lequel « la liberté d’expression et de création déborde du cadre étroit » [3] du droit d’auteur, beaucoup ont considéré que la Cour de Cassation avait « ouvert la boîte de pandore des libertés fondamentales en droit d’auteur »[4].
Pour autant, cette nouvelle tendance rencontre des résistances chez les juges du fond, qui ne paraissent pas prêts à abandonner leur penchant traditionnel particulièrement protecteur de l’auteur. Le jugement rendu le 09 mars 2017 [5] par le Tribunal de grande instance de Paris (« TGI ») qui vient condamner Jeff Koons après que ce dernier se soit approprié l’œuvre d’un artiste français, en est la parfaite illustration.
En l’espèce, le célébrissime artiste américain Jeff Koons avait été accusé par la veuve du photographe Jean-François Bauret d’avoir plagié l´œuvre « Enfants » de celui-ci dans une statue « Naked » réalisée en 1988. Un exemplaire de celle-ci devait être exposé à Beaubourg dans le cadre d’une rétrospective des œuvres de Jeff Koons en 2014.
La requérante demandait donc la condamnation in solidum de la société JEFF KOONS, dont l’artiste est lui-même le gérant, et du centre Pompidou.
La photographie de 1970, inconnue du grand public mais éditée sous forme de carte postale en 1975, met en scène deux jeunes enfants nus, un petit garçon et une petite fille, se tenant la main, symbole d’innocence et de pureté. Par opposition, la statue représente dans un style kitch, propre à Jeff Koons, deux enfants nus, dont l’un tient un pistil « de forme phallique ».
Malgré cet ajout, la ressemblance est flagrante et le juge vient rappeler que la liberté d'expression, quand bien même elle serait au service de l’art, ne saurait justifier de manière systématique les restrictions apportées au monopole du titulaire des droits d'auteur (I). Quant à l’application de la mise en balance des intérêts en présence par le juge, elle s’effectue ici au détriment de l’art appropriationiste, courant artistique en pleine expansion et dont Jeff Koons est le chef de file (II).
I. Jeff Koons face aux limites de sa propre liberté d’expression
Dans notre décision, le juge établit la contrefaçon en relevant notamment que les défendeurs n’ont même pas contesté que Jeff Koons s’était directement inspiré de la photographie, puis il écarte successivement comme suit l’argument de la parodie et celui de la liberté d’expression.
S’agissant de l’exception de parodie, le juge l’apprécie au regard de la jurisprudence Deckmyn [6] de la CJUE et considère qu’en l’espèce l’artiste n’avait jamais, avant l’affaire, évoqué le lien avec l’œuvre du photographe. Il relève par ailleurs que l’œuvre prétendument parodiée était inconnue du grand public et en conclut qu’il lui est impossible de retenir ladite exception.
Quant au raisonnement poursuivi par le juge pour écarter le moyen fondé sur la liberté d’expression prévue à l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, il est particulièrement intéressant.
Dans un premier temps, le juge qualifie l’œuvre de composite, qualification sur laquelle repose l’argumentaire des défendeurs qui invoquent la liberté d’expression de Jeff Koons en soulignant qu’il a pu « de manière licite à des fins créatives s’approprier les composantes de la photographie pour la transformer en une œuvre nouvelle et indépendante “ Naked” et donner un sens nouveau aux enfants ». De même, les citations des jurisprudences dites Malka [7] et Ashby [8] évoquées précédemment, ainsi que les mentions relatives à la doctrine américaine de « fair use » ou encore au courant d’art appropriationiste viennent étoffer cet argumentaire.
Puis, dans un second temps, le tribunal, tout en reconnaissant les pratiques de Jeff Koons qui a depuis longtemps pour habitude d’utiliser des objets « ready made », dans la lignée de Marcel Duchamp, refuse en l’espèce de lui accorder le bénéfice de la liberté d'expression.
Afin de justifier son refus, le juge relève notamment que « l’artiste a choisi de reprendre intégralement les enfants de la photographie sans référence explicite au portrait qui n’est pas familier du public » et « sans expliquer pourquoi il n’a pas pu faire autrement », faisant ainsi « l’économie d'un travail créatif ce qui ne pouvait se faire sans l'autorisation de l'auteur ».
Dès lors, la liberté d’expression des artistes appropriationistes apparaît extrêmement fragile.
II. L’art appropriationiste en danger ?
À l’instar de l’arrêt Malka précité, le juge met ici en application le mécanisme dit de « la balance des intérêts en présence » pour déterminer qui du droit d’auteur relatif à l’exploitation de la photographie de Jean-François Dauret ou de la liberté d’expression artistique de Jeff Koons doit prévaloir.
Or, pour faire pencher la balance en faveur de la liberté d’expression, les défendeurs invoquent notamment l’art appropriationiste, courant artistique né avec les « ready made » de Duchamp. Ayant atteint son paroxysme dans les années 1980 aux Etats-Unis, ce mouvement est caractérisé par l’utilisation d’objets, d’images, voire d’œuvres d´art déjà existants. [9]
Le TGI ne nie d’ailleurs pas l’appartenance de l’artiste à ce mouvement, pas plus qu’il ne dénigre son art, qui « s’inspire notoirement depuis 35 ans d'images ou d'objets existants notamment dans la culture de masse américaine ».
Cependant, le juge n’est pas dupe du stratagème qui consisterait à protéger toute œuvre au nom de la liberté d’expression par le biais de la notion d’appropriationisme. La notion de contrefaçon deviendrait alors une coquille vide.
Le juge relève donc que « la connaissance par le public de l’œuvre appropriée est déterminante de l’effet produit sur les spectateurs et nécessaire à la perception du message de l’artiste pour provoquer la réflexion du spectateur ».
L’argument est logique : Jeff Koons, en utilisant un portrait qui devait incarner la pureté et l’innocence pour en faire un couple d’enfants incarnant « l'idée de libération et l’humanité du sentiment de culpabilité, de péché et de honte », évolue bien dans la sphère de l’art appropriationiste que l’évolution jurisprudentielle évoquée en introduction tend à accompagner. Néanmoins, dans la mesure où le public ne connaît pas l’œuvre originale et que l’artiste n’a rien fait pour associer « Naked » à celle-ci dans son esprit, Jeff Koons ne saurait prétendre que son œuvre dérivée doit être interprétée au regard de l’œuvre originale et que dès lors, l’utilisation de celle-ci était nécessaire à la réalisation de l’œuvre dérivée.
Le TGI en déduit qu’en l’espèce c’est donc un intérêt personnel qui a guidé Jeff Koons, lui permettant de faire l’économie d’un travail créatif.
Et de conclure « à défaut de justifier de la nécessité de recourir à cette représentation d’un couple d'enfants pour son discours artistique sans autorisation de l’auteur, la mise en œuvre du droit d'auteur des demandeurs ne constitue pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression ».
Il convient cependant de tempérer la solution retenue par le Tribunal de grande instance de Paris quant aux effets de la jurisprudence Malka.
La sanction de la contrefaçon reste certes le principe et il appartient au contrefaisant d’exposer en quoi l’utilisation et la transformation de l’œuvre originale sont nécessaires à la réalisation et à l’interprétation de l’œuvre dérivée pour pouvoir invoquer sa liberté d'expression.
L’art appropriationiste ne s’en trouve pas irrémédiablement condamné pour autant. En effet, une évolution notable en faveur des nouveaux usages dits transformatifs, catégorie dont les œuvres appropriationistes font partie, s’est produite au cours de ces derniers mois.
En tout état de cause, la société JEFF KOONS LLC et le Centre Pompidou ont été condamnés in solidum à verser 42.000 euros aux ayants droits au titre du préjudice subi. Reste que « l’économie de travail créatif » est rentable, l’un des exemplaires de la statue ayant été vendu en 2008 pour la modique somme de 8 millions de dollars…
[1] Arrêt de la CEDH, 10 janvier 2013, Requête no 36769/08, Ashby Donald et autres c. France – visa de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme
[2] Arrêt de la Cour de cassation, chambre civile 1, 15 mai 2015, pourvoi n° 13-27391, Peter Klasen c/ Alix Malka
[4]Christophe Caron, « Droit d’auteur versus liberté d’expression : exigence d’un ‘juste équilibre’ », Communication Commerce Electronique 2015. Comm. 55
[5] Jugement du TGI de Paris, 3ème chambre 4ème section, 09 mars 2017, n° RG : 15/01086
[6] Arrêt de la CJUE, gde ch., 3 sept. 2014, aff. C-201/13, John Deckmyn et Vrijheidsfonds VZW c/ Helena Vandersteen et a. : JurisData n° 2014-022523
[7] Arrêt de la Cour de cassation, chambre civile 1, 15 mai 2015, pourvoi n° 13-27391, Peter Klasen c/ Alix Malka
[8] Arrêt de la CEDH, 10 janvier 2013, Requête no 36769/08, Ashby Donald et autres c. France
[9] Wikipédia, Appropriation (art), https://en.wikipedia.org/wiki/Appropriation_(art)
Auteures : Marie-Avril Roux & Marion-Béatrice Venencie-Nolte (Avocat au Barreau de Paris
Docteur en droits français et allemand)
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