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Photo du rédacteurMarie-Avril Roux Steinkühler

Libération de la parole des femmes : débat d'intérêt général en France, condamnation en Allemagne

Dernière mise à jour : 7 juin 2022

Le mouvement #meetoo a généré une vague de dénonciations sur les réseaux sociaux. Certaines personnes visées ont contre-attaqué en assignant les femmes concernées en diffamation et atteinte au droit à l'image. En France, la bonne foi a été reconnue en appel et confirmé par la décision de la Cour de cassation du mercredi 11 mai. Alors même que l'avocate générale avait soutenu que l'équilibre entre la liberté d'expression et la diffamation n'était pas respecté et avait demandé à casser la décision de la cour d'appel, les juges de la Cour de cassation ont bien confirmé la décision qui estime que les tweets de Sandra Muller et Ariane Fornia contre Pierre Joxe et Eric Brion relevaient de la liberté d'expression et de l'intérêt public et non de la diffamation.


En première instance Sandra Muller, l’initiatrice du mouvement #BalanceTonPorc, est condamnée pour diffamation. En parfaite antonymie, la Cour d’appel fait prévaloir la liberté d’expression. Elle considère que cette liberté fondamentale s’inscrit dans le cadre d’un débat d’intérêt général qui vise à dénoncer des « comportements à connotation sexuelle et non consentis de certains hommes vis à vis des femmes »[1].


Le 13 octobre 2017, Sandra Muller avait mis en ligne, les messages suivants :

« #balancetonporc !! Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends ».

« « Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit » Eric Brion ex patron de Equidia #balancetonporc ».


Dans le prolongement de ce mouvement, Ariane Fornia, écrivaine et fille de l’homme politique Éric Besson, a accusé sur son blog l’ancien ministre Pierre Joxe de l’avoir agressée sexuellement lors d’une représentation à l’Opéra Bastille.


Ce n’est pas la première fois que la relaxe est prononcée lors de poursuite en diffamation dans des situations similaires. Par deux jugements du 19 avril 2019, le Tribunal correctionnel de Paris a relaxé le journal MEDIAPART. Le célèbre journal était poursuivi pour diffamation pour avoir révélé le 2 juin 2016 que le député Denis Baupin, était accusé par plusieurs femmes de faits de harcèlements et d'agressions sexuels. Dans cette affaire, Denis Baupin, alors vice-président de l'Assemblée nationale au moment des faits, est également condamné pour procédure abusive[2].


Le mouvement #metoo, appelé #balancetonporc en France doit-il être protégé au nom de l’intérêt général et au nom de la libéralisation de la parole de la femme, malgré l’atteinte portée aux droits d’autrui ?

Les juges du fond ont fait prévaloir l’atteinte à la diffamation en condamnant Ariane Fornia (I), Mais, cette fois encore, la Cour d’appel a considéré que « le prononcé d'une condamnation, même seulement civile, porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression et serait de nature à emporter un effet dissuasif pour l'exercice de cette liberté »[3] et la Cour de cassation a confirmé cette interprétation (II). Enfin, dans une perspective comparative avec l'Allemagne, il est important de noter que c'est la mise en balance des droits fondamentaux qui prévaut et donc, en dernière instance, la qualification de diffamation (III).



I. LA CARACTÉRISATION DE LA DIFFAMATION PAR LES JUGES DU FOND


Selon les termes de l'article 29 de la loi de 1881, « toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation ». La diffamation est une infraction pénale, sanctionnée par une amende dont le montant peut s’élever jusqu’à 45 000 euros.


Pour que la diffamation soit constituée, cinq éléments matériels et un élément moral doivent être réunis :

- Une allégation ou une imputation (1),

- Sur un fait déterminé (2),

- Qui porte atteinte à l’honneur d’une personne (3)

- Dument identifiée par les propos (4)

- Rendus publics par l’instigateur (5)

- Et une intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps diffamé (6).


Dans un premier jugement, Sandra Muller est condamnée à payer 15 000 euros de dommages-intérêts, sur le fondement du préjudice moral causé par la diffamation et 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile (Jugement du 25 Septembre 2019 -Tribunal de Grande Instance de PARIS (17ème chambre) - RG n° 18/00402).


Les juges du fond ont caractérisé la diffamation et sanctionné la défenderesse. Selon eux, les deux tweets lus conjointement provoquent l’idée que Sandra Muller était harcelée sur son lieu de travail par E. Or, ces faits ne sont pas étayés. En effet, le harcèlement est constitué dès lors qu’est prouvé un comportement répété, qui porte atteinte à la dignité en raison de leur caractère dégradant et humiliant (article L. 1153-1 du Code du travail). Par conséquent, l’instigatrice du mouvement est condamnée pour diffamation, puisqu’elle n’a pas pu apporter les preuves des faits énoncés dans son tweet.


Ce point n’a évidemment pas été remis en cause en appel. En effet, la prudence est mère de toutes les vertus et sur twitter, on ne peut se contenter d'accuser. Il est nécessaire d’éviter le tribunal populaire. Les faits dénoncés relèvent plutôt de l’outrage sexiste, tel qu’instauré par la loi Schiappa du 3 aout 2018, que du harcèlement.


Dans le second jugement, le 22 janvier 2020, les juges du fond condamnent Ariane Fornia à verser à Pierre Joxe un euro symbolique de dommages-intérêts. Elle est également condamné à verser 3.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, afin de compenser les frais de procédure engagés par l’ancien ministre[4].


La Cour de cassation considère que les pièces apportées par Ariane Fornia ne suffisaient pas à prouver la véracité des propos rapportés sur son blog. Enfin, ils ont refusé de disculper la défenderesse puisqu’ « elle se devait cependant de disposer d’éléments lui permettant de soutenir les faits qu’elle dénonçait publiquement ».


Selon Farid Belacel, « C'est en protégeant les droits des « cochons » que l'on préservera la liberté des femmes de les accuser ». L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Il revient donc à la loi de fixer un cadre où les victimes peuvent s’exprimer sans que cela n’ait de répercussions sur elles. En effet, il serait judicieux de garantir un #metoo sans répercussions, où les femmes pourraient s’exprimer sans souffrir d’actions en diffamation[5].


II. LA PRÉVALENCE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION DANS LE CADRE D’UN DÉBAT D'INTÉRÊT GÉNÉRAL


Les juges de la haute juridiction, suivant l'opinion des juges d'appel, considèrent que les deux femmes font preuve de bonne foi et ne peuvent être condamnées (A). D'autant plus que l’objectif sous-jacent est la protection de l’intérêt général (B).


A. La reconnaissance de la bonne foi par les juges


En revanche, bien que les deux arrêts de la Cour d’appel aient caractérisé la diffamation, ils ont retenu la bonne foi dans les deux espèces. La bonne foi permet de s’exonérer en cas de diffamation. Aux termes de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (ConvEDH), tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), les critères de la bonne foi sont les suivants :

- Poursuite d'un but légitime (1),

- Absence d'animosité personnelle (2),

- Sérieux de l'enquête (3)

- Et prudence dans l'expression (4).


Or, deux des critères font particulièrement défaut : le sérieux de l’enquête et la prudence dans l’expression. En effet, Sandra Muller nomme directement le « porc » et ses propos ne sont pas mesurés, notamment concernant la caractérisation du harcèlement sexuel, tel que défini par le Code du travail.


En outre, le témoignage d’Ariane Fornia est erroné, il existe de nombreuses erreurs telles que le nom de l’opéra joué, le fait qu’il y ait un entracte, les vocalises de la cantatrice dans le second acte, le changement de place à l’entracte, l’arrivée de M. Besson à l’entracte…


Pourtant, grâce à un assouplissement des critères caractérisant la bonne foi, les juges de la Cour d’appel ont reconnu par deux fois la prévalence de la bonne foi au nom de l’intérêt général. La notion d’intérêt général découle de l’interprétation de l’article 10 ConvEDH tel qu’interprété par la CourEDH. Elle peut être définie comme « les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou encore qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé »[6].


Or, en l’espèce, les propos tenus par les défenderesses s’inscrivent dans le contexte de l’affaire WEINSTEIN et des dénonciations qui ont suivies sur les réseaux, notamment sous le #metoo, #myharveyweinsteim et #balancetonporc. Il s’agit d’un mouvement social qui a encouragé la prise de parole des femmes et qui a permis de dénoncer tous types de violences sexuelles, allant de l’interpellation graveleuse, au harcèlement, à l’agression ou au viol. Il constitue, par conséquent, que ce soit pour les juges du fond comme pour les juges de la Cour d’appel, un mouvement d’intérêt général qui concerne le bien-être des citoyens et la vie en collectivité.


B. L’existence d’un débat d’intérêt général


« La Cour semble, en réalité, plutôt se servir de la notion de débat d'intérêt général pour atténuer l'application des critères classiques de la bonne foi lorsque les propos s'inscrivent dans ledit débat »[7].


En condamnant la parole de Mesdames Muller et Fornia, il existe un risque de condamner la parole de toutes les femmes, et ce risque ne peut être pris. Ce mouvement doit être encouragé, mais les conséquences juridiques et factuelles de ces décisions ne sont pas négligeables.


Factuellement, le cas d'Eric Brion en est le parfait exemple. A la suite du tweet de Sandra Muller, cet homme a connu l’opprobre social, a perdu son travail et soutient avoir souffert de trouble dépressif.


Juridiquement, ces décisions créent une insécurité juridique. En effet, l’interprétation de la notion d’intérêt général telle que définie par la CourEDH conduit à écarter de facto l’application du droit de la diffamation. Or, écarter l’application du droit suppose des explications fournies, explications qui manquent cruellement dans les arrêts des juges de la Cour d’appel.


III. Et en Allemagne ?


En Allemagne, les tribunaux estiment que l’on dispose de sa liberté d'opinion et d'expression conformément aux dispositions de l'article 5 de la Loi fondamentale allemande. Ce droit doit être mis en balance avec le droit à la protection de la personnalité prévue par la même loi fondamentale aux articles 1 et 2. Dans la mesure où est en jeu, dans ce genre d’affaires, non pas l’expression d’une opinion, mais la relation de faits, la jurisprudence impose d'apporter la preuve de la réalité des faits en question. Les déclarations sur l'honneur jouent un rôle fondamental en cas de référé, car elles permettent de rendre « vraisemblable » le caractère infondé des reproches publiés par une personne en ligne. Cette « vraisemblance » suffit dans la procédure d’urgence, mais ensuite, le juge du fonds entend les parties pour tenter de discerner la vérité.


Si une photographie est publiée en même temps que les messages sur la toile, la protection du demandeur est encore plus forte. En effet, la publication d'une image d'une personne n’est en principe possible qu'avec son autorisation en vertu du paragraphe 22 KUG, sauf si la diffusion de la photographie en question relève d’un intérêt pour l’information. Ici encore, une mise en balance entre les intérêts de la personne représentée d’un côté et ceux de la nécessité de l’information et de la liberté d’opinion de l’autre côté est faite. Pour les besoins de cette interprétation, le texte qui accompagne la reproduction de l’image de la personne est pris en compte. En général, c’est la protection de la personnalité et de l’image de la personne représentée qui prime sur la liberté d'expression, en l’absence de faits prouvés et avérés.


Selon Cédric Michalski, il existe un critère factuel pour déterminer la présence d’intérêt général. Plusieurs catégories reviennent systématiquement, où la CourEDH a fait prévaloir la liberté d’expression et l’intérêt général sur la liberté d’autrui[8] :

· Les débats politiques ;

· Les débats relatifs aux fonctions régaliennes de l’Etat, notamment le pouvoir juridique ;

· Les questions de santé publique ;

· La qualité des personnes sur lesquelles portent l’information ;

· Et une catégorie « sociale » ou « hétéroclites », qui concerne aussi bien le dopage dans le sport[9], que la chasse aux phoques[10]


Enfin, une dernière question se pose : s’agit-il de cas d’espèce liés à la personnalité publique des femmes en cause ? L’exception de la bonne foi trouvera-t-elle à s’appliquer à toutes les femmes, même les plus inconnues, dénonçant les agressions dont elles sont victimes ?




[1] Cour d'appel de Paris, 31 Mars 2021, n° 19/19081 [2] Cour d'appel de Paris, 14 avril 2021, n° 20/02248 [3] DELÉAN Michel, « La condamnation de Denis Baupin pour procédure abusive est définitive » dans MEDIAPART, Publié le 30 avril 2019 [4] Jugement du 22 Janvier 2020 -TJ hors JAF, JEX, JLD, J.EXPRO, JCP de PARIS - RG n° 18/01226 [5] BELACEL Farid, « C’est en protégeant les droits des “cochons” que l’on préservera la liberté des femmes de les accuser » dans le MONDE, Publié le 28 juin 2018 [6] CEDH, 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c/ France [GC], n° 40454/07, § 103 [7] N. DROIN. « Diffamation et débat d’intérêt général : la bonne foi plie, mais ne rompt pas » Recueil Dalloz 2015 p.931 [8] C. Michalski, « Liberté d'expression et débat d'intérêt général », AJ Pénal 2013. 19 [9] CEDH, sect. I, 7 mai 2002, n° 46311/99, McVicar c/ Royaume-Uni, § 82 [10] CEDH, Gde ch., n° 21980/93, Bladet Tromsø et Stensaas c/ Norvège, 20 mai 1999



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